Le film le « Grand bleu » de Luc Besson réalisé dans les années 80 avec pour toile de fond les rivages de la Méditerranée, évoque la quête obsessionnelle d’un homme pour l’invisible à travers son exploration sans limite des mers. L’oxygène qu’il garde précieusement dans les alvéoles de ses poumons constitue la ressource sur laquelle il pourra compter dans cette quête vers l’insondable. Au même moment, Dieter Rübsaamen, artiste établi à Bonn, présentait au cours d’une exposition son travail « Lorsque l’Art s’encrasse », une œuvre où l’artiste nous invitait à redécouvrir les ultimes secrets de la réalité par l’entremise d’une bouteille d’oxygène.
Le questionnement des notions d’invisibilité, de complexité, de possibilité et de ce qui semble inexplicable, est le leitmotiv de l’œuvre de Dieter Rübsaamen. Un questionnement proche de celui de Luc Besson dans Le Grand Bleu. Au fil des dernières décennies, Dieter Rübsaamen a développé une capacité à écouter l’invisible et à retranscrire dans ses œuvres des processus souvent imperceptibles. A travers ses ensembles d’œuvres(1) et une série de photographies plus ou moins achevées, l’artiste explore la vérité en tant que réalité, le possible figurant la perception de cette réalité. Dans ces œuvres rassemblées et exposées pour la première fois, l’expérience de l’inconnu est interprétée par Rübsaamen comme une constante de l’existence humaine.
L’un de ses ensembles d’œuvres, peut être d’ailleurs le plus complexe, produit une synthèse saisissante des différents aspects du travail que l’artiste a réalisé au cours des cinquante dernières années. Au début des années 1990, Rübsaamen visite l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire (CERN) située près de Genève. Cette visite ouvre à l’artiste de nouvelles perspectives. Au cœur de cette machine à représenter l’invisible, il prend conscience de l’existence de processus qui échappent à notre perception. Cette expérience est à l’origine d’une avancée déterminante qui conduira l’artiste à vouloir représenter ces processus invisibles. Dans l’obscurité des équipements du CERN, tout devient presque évident. Du Big Bang intérieur de l’artiste à sa prise de conscience, il n’y avait qu’un pas.
Misant sur un style informel, Rübsaamen a commencé dès les années 1950 à se tourner vers la faille, l’invisible. Les structures mises en évidence étaient perforées, les différentes couches superposées, autorisant l’exploration d’un nouvel ensemble. Un travail d’approfondissement successif, sans fin, voisin de celui de Sisyphe. Il a commencé par utiliser des filets à provisions, puis des matrices d’impression pour les adresses postales et des supports en caoutchouc retenant les empreintes. Par la suite il privilégia les radiographies, dans un premier temps celles de corps humains puis de particules élémentaires (représentation de particules élémentaires). Des approches qui visent à « Ecouter l’invisible », en écho au travail de Charles Rump.
Au milieu des années 1980, Dieter Rübsaamen a fondé « l’université libre des émotions techniques » la Freie Hochschule für Emotionstechnik (FHE) et créé « le mètre-étalon de l’émotion » en collaboration avec Thomas Ungar. Durant cette période, l’artiste s’attache non seulement à la recherche des traces laissées par notre vie, mais tente également de comprendre l’organisation de nos émotions et la manière dont elles composent notre mémoire et influencent au quotidien notre discernement. Dans les pas de Wittgenstein et notamment du Tractatus logico-philosophicus, le travail de Rübsaamen offre des œuvres abouties où l’on trouve des inscriptions. Ses peintures peuvent être lues et leurs mots regardés. Le mot n’est qu’une représentation de la pensée. Des recherches scientifiques confirment ce que Rübsaamen a toujours pressenti dans son travail : l’être humain lit tandis que le cerveau pense au travers d’images. Le symbole gagne en expressivité en tant qu’outil stylistique qui offre à l’écoute une dimension sculpturale.
L’approche de Rübsaamen est proche de celle d’Ecke Bonk qui a utilisé des systèmes de symboles en tant qu’approche artistique interdisciplinaire mêlant les sciences naturelles, la typographie et la philosophie. Bonk se décrit ainsi comme un « typosophe » qui reflète les conditions et le contexte de la réalisation culturelle et cherche à représenter ces systèmes de manière exemplaire.
Il s’agit d’un élément clef entre la représentation et la réalité sur lequel Dieter Rübsaamen n’a eu de cesse de travailler. Cet aspect sera aussi sans doute très présent dans son travail à venir. L’ambigüité des symboles est remarquablement présente dans sa peinture « Tchekhov et Tolstoï en Crimée en 1903 regardant un animal» (p.19). Deux personnages son représentés : Tchekhov démissionnaire et Tolstoï plein de vigueur.
L’ensemble d’œuvres « Systèmes émergents – Interactions », sujet dominant du travail de Dieter Rübsaamen, vient juste d’être achevé. Il traite des interactions et de l’émergence de systèmes complexes où l’essentiel résulte des formes de coopération entre les différents éléments. Ce travail questionne aussi la manière dont les éléments s’organisent entre eux au sein d’un contexte et d’une structure donnés. Rübsaamen met en évidence ces contextes internes et leurs connections à travers ses peintures, en lien avec ce que Paul Virilio décrit comme l’esthétique de la disparition.
Avec la série d’œuvres sur la Namibie en 2004 (p. 41), Rübsaamen nous offre un excellent exemple de cette expression esthétique et du principe d’auto-organisation. Les dunes sont des exemples de ces systèmes émergents qui trouvent leur force dans un phénomène naturel d’interactions de composants, en l’occurrence des grains de sable. Brigitte Falkenburg, physicien spécialiste des particules élémentaires et philosophe a depuis longtemps souligné que la question du réel ne pouvait être abordée qu’en sortant du champ disciplinaire dans lequel on travaille.
Pour interpréter et expliquer la genèse des structures et in fine écouter l’invisible, il paraît logique que nous ayons besoin du langage. C’est ce que nous pouvons penser au premier abord. Mais ici, le langage ne peut être utilisé nous dit Wittgenstein qui conclue son Tractatus logico-philosophicus sur le constat suivant : « sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence ». C’est cette proposition que questionne Rübsaamen. Il dépasse ce silence en créant dans son œuvre picturale un moyen qui permet de structurer des contextes sur lesquels le langage n’a plus prise. Dans son ensemble d’œuvres « Solitude d’Azur », Rübsaamen a représenté le changement perpétuel d’état sur une orbite sans fin, le doute s’empare du spectateur et le taraude. Le pressentiment est le facteur déterminant essentiel, le reste n’est que mystère.
Rübsaamen ne baisse pas les bras dans sa quête, il regarde par delà les cultures singulières et décide de se tourner vers l’Asie (p.43) pour mieux comprendre ces états, a priori indescriptibles, pour les représenter de manière adéquate dans ses images langage. François Jullien souligne cet aspect dans son livre « La grande image n’a pas de forme. » De fait, l’art asiatique abroge l’idée que l’œuvre doit être achevée. Cette ouverture d’esprit est fondamentale car elle nous permet d’explorer de nouveaux mondes mais aussi de redécouvrir l’ancien avec un regard nouveau.
Revenons un instant sur le travail pictural réalisé dans le cadre du CERN. Cet ensemble d’œuvres est un jalon essentiel du travail de Rübsaamen dans sa volonté d’aller au-delà du langage. L’historien d’Art Volker Adolphs dit du travail de Rübsaamen qu’il constitue une critique picturale du langage. Son objectif est la compréhension des relations qui unissent la vérité à ses différentes représentations par les individus au sein de multiples dimensions. L’Art est un moyen de connaissance et non une simple illustration. Cela explique aussi l’espace laissé en blanc dans de nombreuses œuvres de l’artiste, une section blanche dans la partie supérieure droite de la peinture. Ces espaces blancs sont des lieux au-delà de la simple expression picturale.
Les œuvres de Rübsaamen font souvent référence au Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein. Elles font aussi écho au travail du linguiste Manfred Bierwisch (p. 21) qui à son tour – en lien avec les travaux de Wittgenstein – a développé une théorie illustrant les interactions entre cognition et culture. Pour ces deux auteurs l’affirmation issue du Tractatus logico-philosophicus « Les frontières de mon langage sont les frontières de mon monde » est centrale. Reste que l’existence de formes dépassant le langage est prouvée de manière scientifique par Bierwisch et artistique par Rübsaamen.
Son travail se situe aux confins. L’intérêt de ses peintures réside dans le fait qu’elles se situent à la limite de la réalité matérielle. Elles sont exactement à la frontière du visible et de l’invisible. Ces peintures sont l’occasion pour la science de dessiner la réalité, elles ne sont pas perçues de manière sensuelle. Il s’agit de modèles théoriques développés par des scientifiques sur la partie invisible du réel : nanostructures, atomes, molécules et plus généralement, le cosmos.
De telles peintures sont des dessins scientifiques réalisés par des hommes, toutefois ils nous disent quelque chose de la réalité. De même que le sens et la signification des pensées sont contenus dans le langage, les modèles théoriques nous permettent d’examiner une réalité invisible à l’œil. Le cas des métaphores, analogies et symboles est aussi très intéressant car leur compréhension passe par des images. Reste que certaines pensées ne peuvent être communiquées sans images. Elles sont dissociées de la réalité mais existent toutefois dans le monde de la pensée et des sensations humaines.
Le travail de Rübsaamen est caractérisé par un thème à trois composantes : la relation entre réalité et perception, le pouvoir figuratif du langage et la force d’expression des peintures ainsi que la possibilité de faire l’expérience de processus invisibles. Il s’agit d’expériences – pas seulement en Art – du caractère incertain de l’existence humaine.
Qu’est-ce que l’avenir nous apportera? Restons curieux et à l’écoute du prochain coup artistique de Rübsaamen (2).
(1)
Pour une analyse détaillée de l’art informel et de ses implications, voir notamment la contribution de Lothar Romain dans le catalogue (1988) où Evelyn Weiss traite le cycle complet « Examen de compartiments ». Quant à l’ensemble d’œuvres « Symboles – Codes – Zones de limites » il est pleinement étudié par Brigitte Schad dans le catalogue d’une exposition (1982). De son côté Charles Rump analyse les mécanismes de création à l’œuvre dans le cycle « Le grand initiateur ». L’ensemble d’œuvres « Au-delà du silence – Au-delà du langage » est traité par Volker Adolphs et Johannes Stahl. Ce dernier s’est également intéressé à l’ensemble d’œuvres « Actions parallèles en déplacement, au sens de Musil » (2003). Ces œuvres sont exposées pour la première fois à Bonn. Elles traduisent les impressions suscitées lors d’un parcours de plus de 10000 kilomètres, d’une part à bord du transsibérien, puis d’autre part, de la perspective d’un oiseau.
(2)
Pour l’occasion, voici quelques éléments de biographie sur Dieter Rübsaamen et son parcours de vie au sein du double univers d’artiste et de juriste. Il a amplement financé ses études et son doctorat en droit grâce à sa peinture. Son éducation artistique a été façonnée par son père, pasteur protestant et artiste. C’est son père, lui-même peintre, qui lui a transmis les principales techniques artistiques. Il est fort probable également qu’il lui ait communiqué le sens de la sincérité et du retrait pour enrichir ses connaissances. Sa mère, médecin de formation, jouait du piano. Pendant plus de trente ans, Rübsaamen a été avocat en droit public, expert au sein de services culturels assurant des fonctions exécutives. Dans le même temps, il n’a pas cessé d’être un artiste contribuant à plus d’une centaine d’expositions en Allemagne et à l’étranger. L’auteur a accompagné Rübsaamen au cours des principales étapes de son parcours artistique. Douglas Swan, qui a vécu aussi à Bonn avant de mourir dans des circonstances tragiques, ainsi qu’Arie Ogen, ont constitué son environnement artistique le plus proche ; Walter Schmitz et Heinz Schlüter jouent aujourd’hui ce rôle. Mais le plus grand connaisseur de son œuvre est sans conteste son ami, le défunt physicien Thomas Ungar qui a habité Prague et Tel Aviv. C’est avec ce dernier que Rübsaamen a développé « le mètre-étalon de l’émotion ». La coopération nouée avec la propriétaire de sa galerie, Barbara Cramer, avec laquelle il a collaboré pendant plus de vingt ans a été particulièrement fructueuse. On peut en dire autant de son amitié avec Manfred Grimm, un compagnon de route depuis l’une de ses premières expositions. Manfred Grimm a construit une sorte de machine à peindre rotative qui a produit une toile de près de huit mètres lors de l’exposition ART de Cologne en 1988. A partir de documents constitués de plusieurs couches, préfabriqués par Rübsaamen, il réalisait ses propres photographies grâce à la lumière rouge permettant d’altérer l’œuvre. Ces photographies étaient par la suite retravaillées par Rübsaamen avec des superpositions de radiographies. Le parcours de vie de Dieter Rübsaamen s’est façonné par un regard interdisciplinaire et polyvalent. Ses travaux sont diffusés sur presque tous les continents.
André Müller
Traduit par Sébastien Cherruet